XXVI
Elle lui fit emprunter un long passage souterrain qui allait de l'infirmerie à une autre aile de l'annexe. Le sol était dallé de pierres polies, les murs étaient blancs, les parois insonorisées. Il n'y avait pas de fenêtres, aucune entrée de lumière du jour. Ils auraient pu se trouver n'importe où dans le monde.
— Cette annexe a été construite par le Directorat il y a une dizaine d'années pour servir de base d'opérations pour l'Europe, lui expliqua-t-elle. Je travaille ici depuis... depuis que j'ai quitté les États-Unis.
Elle ne dit pas : depuis que je t'ai quitté, mais c'était sous-entendu.
— Quand il est apparu que notre base américaine avait été infiltrée... sans doute à la suite de notre enquête sur Prométhée... Waller a décidé de transférer la totalité des bureaux de Washington ici, ce qui a nécessité l'agrandissement du bâtiment. Comme tu t'en rendras compte, c'est très peu visible de l'extérieur. On dirait seulement un petit centre de recherches construit à flanc de montagne.
— Je n'ai que ta parole pour croire que nous sommes en Dordogne, répondit Bryson.
Il marchait bien, mais sa blessure au côté lui lançait des aiguillons de douleur dans le dos à chaque pas.
— Tu verras par toi-même lorsque je t'emmènerai faire un tour dehors. Il faudra probablement un peu de temps pour utiliser la puce.
Ils arrivèrent devant une porte en fer brossé à doubles battants. Elena composa un code sur un petit boîtier, puis posa le pouce sur un détecteur d'empreintes digitales. Les portes s'ouvrirent en s'escamotant dans les parois. L'air, à l'intérieur, était frais et sec.
Les murs de la pièce au plafond bas étaient couverts de rayonnages chargés de super-ordinateurs, de consoles, de moniteurs.
— Nous estimons que c'est le centre de calcul le plus puissant du monde, annonça Elena. Nous avons des Crays avec une puissance de traitement de quadrillions d'opérations par seconde, des IBM-SP en série, des ordinateurs à chemins logiques multiples, un simulateur SGI Onyx. On a de grosses capacités de stockage avec cent vingt giga-octets en ligne et vingt téra-octets en hardware sur serveur magnétique.
— Tu m'embrouilles, chérie.
Elena était si excitée qu'elle avait peine à se contenir. Elle était, ici, dans son élément — une Alice roumaine qui avait fait ses études de mathématiques sur un tableau noir et avec de vieux ordinateurs des années soixante-dix, qui se retrouvait soudain au Pays des merveilles. Elle avait toujours été ainsi, depuis que Bryson la connaissait... passionnée par son travail, émerveillée par la technologie qui rendait tout possible.
— Et tu oublies les deux cents mètres de câbles en fibres optiques, Elena. — C'était Chris Edgecomb, le grand et svelte Guyanais aux yeux verts et à la peau couleur café. — Seigneur ! A chaque fois que je vous vois, vous êtes encore un peu plus amoché ! — Chris prit Bryson dans ses bras, le serra fort. — Mais l'important, c'est qu'ils vous ont ramené.
Bryson grimaça de douleur, mais sourit, heureux de revoir le spécialiste des ordinateurs après si longtemps.
— Je n'arrive pas à me passer de vous...
— C'est votre femme qui doit être contente de vous revoir.
— Je ne crois pas que « contente » soit un mot assez fort, répondit Elena.
— Saint Christophe vous protège quand même, bon an mal an, railla Chris. Quoi que vous fassiez. Je ne vais pas vous demander où vous étiez passé ni ce que vous avez fait, bien sûr... Mais c'est bon de vous revoir. J'ai donné un coup de main à Elena pour la partie technique ; mais impossible de casser le code des messages de Prométhée. De la crypto en béton. Et pourtant nous avons de sacrés joujoux, ici ! Une connexion haut débit aux systèmes de distribution Internet ainsi qu'un satellite de communication numérique d'une puissance de plusieurs gigabits dans la bande de fréquence K et Ka, en orbite stationnaire, capable de transmettre des données à un débit identique à celui obtenu par fibres optiques.
Elena inséra la puce de cryptage dans l'un des ports d'une machine Digital Alpha.
— Tu vois, sur cette bande il y a cinq mois de communications codées entre les Prométhéens, expliqua-t-elle. Nous avons réussi à les intercepter avec de simples écoutes téléphoniques et des balayages satellite, mais nous n'avons pas réussi à les décrypter. Impossible de les lire, de les écouter — de les comprendre ! Le cryptage est trop poussé. Si cette puce est vraiment une copie sans bogue de la clé de sécurité de l'algorithme de codage de Prométhée, nous avons peut-être une chance de décrocher le jackpot.
— Au bout de combien de temps le sauras-tu ? demanda Bryson.
— Peut-être dans une heure, ou bien pas avant demain... peut-être moins, ça dépend de nombreux facteurs, dont le niveau de complexité de la clé. Tu peux comparer ça à une clé d'immeuble... soit c'est un passe, capable d'ouvrir toutes les portes, soit elle n'ouvre que la porte d'un seul appartement. Nous verrons bien. De toute façon, c'est exactement ce qui nous faisait défaut pour entrer dans la citadelle Prométhée.
— Je vous appellerai quand j'aurai quelque chose, annonça Chris. En attendant, je crois que Ted Waller veut vous voir tous les deux.
*
Le bureau de Waller, vaste mais sans fenêtre, était à l'identique de celui qu'il occupait au 1324 K Street ; les mêmes tapis kurdes du XVIIe siècle, les mêmes gravures anglaises représentant des chiens tenant des pièces de gibier dans leurs gueules.
Waller était assis derrière son vieux bureau en chêne massif.
— Nicky, Elena, j'ai une petite information qui pourrait vous intéresser... Elena, je ne crois pas que tu connaisses l'un de nos meilleurs agents d'opération, l'un des plus doués et plus redoutables de notre équipe, qui nous honore d'une de ses trop rares visites.
Le fauteuil à haut dossier qui faisait face au bureau de Waller pivota lentement. C'était Laïla.
— Ah, oui, dit Elena froidement en serrant la main de Laïla. J'ai beaucoup entendu parler de vous.
— Et moi de vous, répondit Laïla sans plus de chaleur. — Elle ne se leva pas pour la saluer. — Bonjour, Nick.
Bryson fit un signe de tête.
— La dernière fois que nous nous sommes vus, vous vouliez me mer.
— C'est vrai, fit Laïla en rougissant. Mais ça n'avait rien de personnel, vous le savez bien.
— Bien sûr.
— En tout cas, j'ai pensé que vous aimeriez savoir que notre ami Jacques Arnaud semble avoir décidé de se retirer du jeu, annonça Laïla avec un regard clair et assuré.
— Comment ça ? demanda Bryson.
— Il est en train de prendre des dispositions pour liquider toutes ses sociétés. Cet homme a peur. Il ne s'agit ni d'une retraite en ordre, ni d'un report vers un autre secteur d'activités. D'un point de vue financier, c'est une hérésie. Le marchand de mort se met au vert.
— Mais ça n'a pas de sens ! dit Bryson. Je ne saisis pas la raison... et vous ?
Laïla esquissa un sourire.
— C'est pour ça que nous avons des analystes comme Elena. Pour trouver du sens aux informations que les agents comme vous et moi ont tant de mal à recueillir sur le terrain.
Elena était restée silencieuse, l'air pensif. Tout à coup ses yeux s'illuminèrent.
— Quelle est votre source d'information, Laïla ?
— Un des plus grands rivaux d'Arnaud. Un homme à peu près aussi estimable et pas moins amoral qu'Arnaud lui-même... un frère du côté obscur... qui pourtant le hait avec la même animosité que celle de Caïn pour Abel. Il s'appelle Alain Poirier. Je suis sûre que ce nom ne vous est pas inconnu.
— Alors c'est par la bouche de son grand rival que vous avez appris la prochaine dissolution des sociétés d'Arnaud, dit Elena.
— C'est à peu près ça, dit Laïla. Formulé en anglais courant. Une info qui serait, j'en conviens, autrement impressionnante si elle était écrite dans le langage occulte des algorithmes. Votre travail nécessite des techniques bien plus compliquées et insondables que les miennes.
Waller observait la joute des deux femmes comme s'il avait été à Wimbledon.
— En fait, répliqua Elena, mes méthodes sont fondées sur un principe très banal : toujours considérer la source du renseignement. Par exemple, vous pensez que Poirier est un ennemi d'Arnaud. C'est une hypothèse bien naturelle : ils se sont présentés eux-mêmes sous ce jour. Mais en fait ils y ont mis un peu trop d'application.
— Que voulez-vous dire ? demanda Laïla d'un ton glacial.
— Je pense qu'en poussant plus loin vos recherches vous découvrirez que Poirier et Arnaud sont en réalité des partenaires. Ils sont les patrons de toute une série de grands groupes ayant des liens entre eux et largement implantés dans le monde entier. Leur rivalité est une ruse pure et simple.
Laïla plissa les yeux d'un air méfiant.
— Vous voulez dire que mon information ne vaut rien ?
— Pas du tout, dit Elena. Que vous ayez été abusée, reconnue et identifiée est un renseignement de première importance. De toute évidence Arnaud espère que nous allons croire ce que vous nous avez dit. Nous devons donc analyser non pas la fausse rumeur elle-même, mais sa volonté de la propager.
Laïla réfléchit en silence.
— Vous avez peut-être mis dans le mille, concéda-t-elle de mauvaise grâce.
— Si Arnaud veut que nous cessions de nous intéresser à lui, dit Bryson, nous pouvons logiquement en déduire qu'il fait partie d'une entreprise qui doit rester discrète pour réussir. Ils veulent que nous baissions la garde, pour semer le trouble. Quelque chose se prépare, pour bientôt. Rien ne doit nous échapper à présent. Bon Dieu, nous avons affaire à des forces qui ont atteint un niveau jamais vu de pouvoir et de connaissance. Notre seul espoir, c'est qu'ils nous sous-estiment.
— Ma crainte, répliqua Laïla d'un air piteux, c'est qu'ils soient réellement plus forts que nous...
*
Waller avait quitté le quartier général du Directorat pour se rendre à une réunion d'urgence à Paris ; Elena et Nick devaient attendre son retour. Ils passèrent le temps en faisant une longue excursion. Ils descendirent la montagne, traversèrent les haies de romarin, et marchèrent le long des berges de la Dordogne. Ils étaient bel et bien en France, comme Bryson s'en était rendu compte en émergeant des couloirs souterrains de l'annexe. Par l'entrée principale on pénétrait dans une vieille maison en pierre de taille construite à flanc de coteau. Les observateurs et les promeneurs ne voyaient là qu'une villa assez grande pour y loger les bureaux et les installations nécessaires à un groupe de recherches américain — encore des scientifiques venant en France se dorer la pilule aux frais de l'État, devait-on se dire ! Cela justifiait les allées et venues dans la propriété, les avions qui atterrissaient et décollaient de l'aérodrome local. Personne ne pouvait deviner la taille réelle du bâtiment, savoir qu'il s'enfonçait aussi profondément dans la montagne.
Bryson marchait avec plus de précautions que d'ordinaire. Il protégeait sa blessure, et grimaçait parfois de douleur. Ils descendirent les pentes escarpées en suivant une ancienne voie de pèlerinage qui traversait des plantations de noyers bordant la Dordogne, cette rivière dont le cours passait par Souillac et allait jusqu'à Bordeaux. Ces terres appartenaient à des paysans robustes, gardiens austères des traditions de la campagne française, même si nombre de ces fermes de pierre étaient devenues au fil des années des résidences secondaires d'Anglais qui ne pouvaient s'offrir des vacances en Provence ou en Toscane. Plus haut sur les collines, paressaient les vignobles qui produisaient un bon vin de pays. Au loin, le paysage verdoyant du nord de Cahors était parsemé de villages médiévaux où les petits restaurants servaient le dimanche une solide cuisine du terroir aux grandes familles de paysans. Bryson et Elena cheminaient à travers bois, là où les célèbres truffes se cachaient sous les racines des vieux arbres, leur emplacement farouchement gardé secret. Un savoir qui se transmettait de père en fils, comme un trésor de famille — même les propriétaires de la terre n'étaient pas dans la confidence.
— C'est Ted qui a eu l'idée de nous réimplanter ici, expliqua Elena tandis qu'ils marchaient main dans la main. Pas étonnant qu'un gastronome comme lui ait pu tomber amoureux de cette région, avec ses chèvres, son huile de noix et ses truffes. Mais c'est aussi très commode. Nous sommes vraiment à l'abri des regards, la couverture est crédible, l'aérodrome à proximité. Il y a aussi des autoroutes qui permettent d'aller rapidement dans toutes les directions... au nord vers Paris, à l'est vers la Suisse et l'Italie, au sud vers la Méditerranée, à l'ouest vers Bordeaux et l'Atlantique. Mes parents adoraient vivre ici.
Sa voix s'adoucit, se fit pensive.
— Le pays leur manquait, bien sûr, mais c'était un endroit merveilleux pour finir leurs jours.
Elle montra du doigt au loin un hameau de petites maisons en pierre.
— Nous avons vécu dans l'une de ces petites maisons là-bas.
— Nous ?
— J'habitais avec eux, je prenais soin d'eux.
— J'en suis heureux pour toi. Je t'avais perdu, mais eux t'avaient retrouvée.
Elle sourit, pressa sa main.
— Tu sais, le vieux dicton dit vrai : Mai raut, mai dragut.
— L'absence nourrit les cœurs, traduisit-il. Et qu'est-ce que tu disais encore... celor ce duc mai mult dorul, le pare mai dulor odorul ? L'absence aiguise l'amour, mais la présence le renforce, c'est ça ?
— Nicholas, ça a été très dur pour moi, tu sais. Vraiment dur.
— Pour moi aussi. Encore plus.
— J'ai dû reconstruire ma vie sans toi. Mais la douleur, le sentiment de perte, ne se sont jamais atténués. C'était pareil pour toi ?
— Je pense que cela a été encore plus douloureux pour moi, à cause de mon désarroi. J'étais dans le flou le plus total... pourquoi avais-tu disparu, où étais-tu allée, qu'est-ce que tu pensais...
— Oh, iubito ! Te adori ! Nous étions tous deux des victimes... victimes et otages d'un monde de méfiance et de suspicion.
— On m'avait dit que tu étais chargée de me surveiller, que c'était pour ça que tu étais avec moi.
— Chargée de te surveiller ? Nous sommes tombés amoureux, voilà la vérité, et c'était totalement imprévu. Comment pourrais-je te prouver que je n'étais pas en mission... J'étais amoureuse de toi, Nicholas. Je le suis toujours.
Il lui parla des affabulations d'Harry Dunne, lui raconta l'histoire de ce jeune homme choisi pour ses qualités d'athlète et ses dons pour les langues, dont on avait tué les parents pour mieux pouvoir l'embrigader, faire de lui un pion docile...
— Les membres de Prométhée sont très intelligents, dit-elle. Avec une organisation aussi cloisonnée que la nôtre, il n'est pas difficile d'élaborer un mensonge plausible. Puis ils nous ont fait croire que tu étais un opposant, que tu essayais de nous détruire... de sorte qu'il t'était impossible de savoir s'ils te disaient la vérité.
— Mais tu es au courant pour Waller ?
— A quel sujet ?
— A propos de ses... Bryson hésita. De ses antécédents.
Elle hocha la tête.
— Tu veux parler de la Russie. Oui, il m'a mise au courant. Mais il n'y a pas longtemps... cela date de quelques jours. Sans doute parce qu'il avait l'intention de te ramener, et qu'il savait que nous allions en parler.
Son téléphone sonna.
— Oui ? — Son visage s'illumina. — Merci, Chris. On arrive ! — Elle raccrocha et se tourna vers Bryson. — On tient quelque chose.
*
Chris Edgecomb tendit à Elena une pile de dossiers à liserés rouges, débordant de feuilles imprimées.
— Eh ben mon vieux, quand ce code casse, ce sont les grandes eaux ! On a fait fumer cinq imprimantes à laser ultrarapides pour sortir tout ce truc. Ce qui nous a un peu ralentis c'est le module de transcription papier... convertir des paroles en mots écrits nécessite une grosse puissance de calcul et beaucoup de temps, même avec la rapidité de nos processeurs. Et on est encore loin d'avoir fini... J'ai essayé de sucrer ce qui semblait inutile, mais j'ai décidé finalement de tout garder et de vous laisser le choix de ce qui est important ou pas.
— Merci, Chris, répondit Elena en prenant les dossiers.
Elle posa la pile sur la longue table de la salle de réunion qui jouxtait la salle des ordinateurs.
— Je vais vous faire apporter du café, ajouta Edgecomb. Quelque chose me dit que vous allez en avoir besoin.
Bryson et Elena se partagèrent les dossiers et commencèrent à les étudier soigneusement. Le décryptage qui s'avéra de loin le plus intéressant fut celui des conversations téléphoniques entre les dirigeants. Il y en avait beaucoup, dont certaines très longues. On trouvait également quelques conversations à plusieurs. Assurés du cryptage inviolable des appels, les partenaires se parlaient librement. Quelques-uns — les plus prudents, comme Arnaud et Prichnikov — restaient plus réservés. Ils utilisaient un langage codé, procédaient par allusions que seul l'autre pouvait comprendre. C'est ici qu'Elena, avec sa science des structures de discours, sa capacité à lire entre les lignes, à déceler les non-dits dans les mots les plus anodins, fut d'un concours inestimable. Elle marqua plusieurs feuillets avec de petits post-it. Bryson, de son côté, avec sa connaissance plus intime des participants et de leurs parcours, pouvait discerner d'autres allusions, d'autres références cachées.
A peine avaient-ils commencé à parcourir les papiers que Bryson s'exclama :
— Je crois que cette fois on les tient ! Il ne s'agit plus seulement de rumeurs. Ici, par exemple, Prichnikov parle de l'épidémie de charbon à Genève, trois semaines avant les faits !
— Mais manifestement ce ne sont pas eux qui mènent la danse, précisa Elena. Ils font référence à un autre homme... deux autres en fait, peut-être des Américains.
— Qui ?
— Jusqu'ici ils ne disent pas les noms. Il y a une allusion au fuseau horaire de la côte Ouest, donc l'un d'entre eux se trouve en Californie ou quelque part sur la côte Pacifique des États-Unis.
— Et Londres ? Aucune idée de qui mène le jeu là-bas ?
— Non...
Chris Edgecomb surgit tout à coup dans la pièce, en brandissant quelques feuilles de papier.
— Ça vient de sortir ! lança-t-il, très excité. Cela ressemble à des transferts de fonds par la First Washington Mutual Bancorp... ça peut peut-être vous intéresser. Il tendit à Elena plusieurs feuilles de papier, couvertes de colonnes de chiffres.
— C'est cette banque qui a de nombreux membres du Congrès comme clients, n'est-ce pas ? dit Bryson. Celle que tu soupçonnais d'avoir participé aux chantages en communiquant des informations personnelles sur les opposants au traité ?
— Oui, dit Elena. Ce sont des ordres de transfert internes.
Edgecomb approuva.
— A voir les cycles, la fréquence... c'est évident.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Bryson.
— C'est une séquence de codes d'autorisation caractéristiques d'une société entièrement sous tutelle. Autrement dit, une piste.
— Ce qui veut dire ?
— Cette banque de Washington est la propriété d'une autre institution financière, plus grande.
— C'est courant, dit Bryson.
— Oui, mais manifestement ils ne veulent pas que ça se sache... cette appartenance est tenue secrète, soigneusement dissimulée.
— Est-il possible de connaître le nom du mystérieux propriétaire ? demanda Bryson.
Elena hocha la tête distraitement. Elle étudiait attentivement les colonnes de chiffres.
— Chris, ce nombre récurrent, ici, ce doit être le code source. Tu crois qu'on pourrait retrouver...
— J'ai pris un peu d'avance sur toi, Elena, répondit-il. C'est le code d'une banque basée à New York, la Meredith Waterman. Ça te dit quelqueque chose ?
— Nom de Dieu, lâcha-t-elle. C'est l'une des plus anciennes et des plus respectables banques de Wall Street. A côté d'elle, Morgan Stanley ou Brown Brothers Harriman sont des bébés. Je ne comprends pas... pourquoi la Meredith Waterman s'impliquerait-elle dans une histoire de chantage pour soutenir le Traité International de Surveillance et de Sécurité... ?
— La Meredith Waterman est sans doute aux mains d'intérêts privés, dit Bryson.
— Et alors ?
— Peut-être n'est-elle qu'une société de placement de fonds... une sorte de façade. En d'autres termes, elle est peut-être utilisée par une autre firme, ou par un individu ou un groupe d'individus, par exemple le groupe Prométhée, pour dissimuler leurs véritables activités. Il serait donc très édifiant d'avoir la liste de tous les partenaires passés et présents de la Meredith Waterman, et peut-être aussi celle des actionnaires majoritaires...
— Ça doit pouvoir se faire sans trop de problèmes, répondit Edgecomb. Même les sociétés privées sont strictement régies par la SEC [3] et la FDIC 1 ; elles sont contraintes de fournir tout un tas de renseignements auxquels nous devrions avoir accès.
— Quelques-uns de ces noms pourraient démontrer que Prométhée est propriétaire, dit Bryson.
Edgewood fit un signe de tête et sortit de la pièce.
— Richard Lanchester était un associé de la Meredith Waterman... annonça brusquement Bryson.
— Quoi ?
— Cela me revient maintenant... Avant de quitter Wall Street et d'entrer dans la politique, c'était une star de l'investissement bancaire. Le golden boy de la Meredith Waterman. C'est comme ça qu'il a fait fortune.
— Lanchester ? Mais... tu m'as dit qu'il avait compati avec toi, qu'il t'avait aidé...
— Il m'a écouté avec sympathie, c'est vrai. Il avait l'air sincèrement inquiet. Il m'a écouté, mais en réalité il n'a rien fait.
— Il voulait que tu lui apportes d'autres preuves.
— Une simple variante de la méthode Dunne... se servir de moi comme appât.
— Tu crois que Richard Lanchester pourrait faire partie de Prométhée ?
— C'est fort possible.
Elena recommença à étudier la transcription papier des messages du groupe Prométhée ; elle releva soudain les yeux.
— Ecoute ça, dit-elle. La passation de pouvoirs sera accomplie quarante-huit heures après que les Anglais auront ratifié le traité...
— Qui dit ça ? demanda Bryson.
— Je... je ne sais pas. L'appel vient de Washington, il est acheminé par une voie stérile. Le correspondant anonyme parle à Prichnikov.
— On pourrait avoir une identification vocale ?
— Peut-être. Il faudrait que j'entende l'enregistrement, que je détermine si la voix a été altérée, et si oui, jusqu'à quel point.
— Quarante-huit heures... la « passation de pouvoirs »... de qui, vers qui. Et quel pouvoir ? Nom de Dieu, il faut que j'aille à Londres tout de suite. Quand le jet doit-il décoller ?
Elena consulta sa montre.
— Dans trois heures et vingt minutes.
— C'est trop long. Si nous prenions une voiture...
— Non, ça prendrait trop de temps. Je te propose d'aller à l'aérodrome, de mentionner le nom de Ted Waller, de faire jouer tous nos violons, et de s'arranger pour qu'ils avancent l'horaire...
— C'est exactement ce que disait Dmitri Labov.
— Qui ça ?
— L'adjoint de Prichnikov. Il disait « la machinerie est presque en place. Le pouvoir va changer de mains ! Tout va se réaliser ». Pour lui, c'était une question de jours...
— L'heure « H » est pour bientôt. Seigneur, Nick, tu as raison, il n'y a pas une minute à perdre.
Elle se leva ; juste à ce moment les lumières de la pièce vacillèrent, quelques secondes à peine.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Il y a un générateur de secours quelque part ?
— Oui bien sûr, il doit y en avoir un.
— Il vient de se mettre en marche.
— Mais il ne doit le faire qu'en cas d'urgence, dit-elle, troublée. Il ne s'est rien passé, que je sache.
— Sauve-toi ! cria Bryson. Sors d'ici !
— Quoi ?
— Cours, Elena, sors d'ici... tout de suite ! On vient de bidouiller quelque chose dans le réseau électrique... Où est la sortie la plus proche ?
Elena se retourna, indiqua une porte sur la gauche.
— Vite, Elena, allons-y ! Je parie que les portes se ferment automatiquement, pour bloquer les intrus qu'ils soient dehors comme dedans. J'en suis sûr !
Il s'élança dans le couloir ; Elena ramassa rapidement quelques disquettes sur la table et courut derrière lui.
— Paroù ? cria-t-il.
— Les portes en face ! Tout droit !
Elle ouvrit le chemin. En quelques secondes, ils étaient parvenus devant une porte métallique à doubles battants marquée sortie de secours ; une barre de sécurité de couleur rouge, sans doute reliée à une « arme, permettait de les ouvrir par simple pression. Bryson se jeta contre la barre ; les doubles portes s'ouvrirent sur la nuit noire ; une sirène se mit à retentir. Un flot d'air froid leur fouetta le visage. A un être d'eux, une grosse grille qui, mue par une commande automatique, était en train de se refermer lentement.
— Fonce ! hurla Bryson, en se jetant dans la brèche qui se rétrécissait inexorablement.
Il se retourna, agrippa Elena et la tira à lui. Elle passa tout juste dans l’interstice, avant que la grille ne se referme totalement. Ils se retrouvèrent sur le flanc de la colline à côté de la vieille maison de pierres. La herse électrique était invisible de l'extérieur, dissimulée par une haie épaisse.
Bryson et Elena se mirent à dévaler le coteau en courant droit devant eux, le plus loin possible du centre de recherche.
— Il y a une voiture dans le coin ? demanda Bryson.
— Oui. Un 4x4 garé juste devant la maison, répondit-elle. Là-bas !
Un Land Rover Defender 90 luisait sous le clair de lune à cinquante mètres de là. Bryson y courut, sauta sur le siège avant. La clé n'était pas sur le contact. Nom de Dieu, où était-elle ? Dans un endroit aussi tranquille, on la laissait sûrement dans la voiture. Elena grimpa sur le siège à côté de lui.
— Sous le tapis, annonça-t-elle.
Bryson se baissa, tâta le tapis de caoutchouc, sentit la clé. Il mit le contact, fit démarrer le moteur. Le Land Rover se mit à vrombir.
— Nick, qu'est-ce qui se passe ? cria Elena tandis que la voiture, dans une embardée, s'éloignait de la villa à toute vitesse.
Mais avant qu'il ait eu le temps de répondre, il y eut un éclair de lumière éblouissant, accompagné d'un grondement caverneux qui semblait monter du plus profond de la montagne. Quelques secondes plus tard, ce fut l'explosion. Un coup de tonnerre d'une violence terrifiante, un bruit assourdissant les assaillant de toute part. Bryson quitta la route et fonça à travers les taillis, sentant une vague de chaleur fouetter son dos comme une avalanche de braises.
Elena, cramponnée aux ridelles, se retourna.
— Oh, mon Dieu, Nick. L'annexe... le centre de recherches... tout est détruit ! Oh, Seigneur, Nick, regarde ça !
Mais Bryson ne voulait pas se retourner. Il n'osait pas. Ils devaient continuer. Il n'y avait pas une seconde à perdre. Les pneus écrasaient les broussailles, de plus en plus vite, et dans sa tête, une pensée, une seule : Mon amour... tu es sauvée.
Tu es vivante et tu es avec moi.
Pour le moment.
Oh mon Dieu, faites que cela dure...